Auteur Sujet: La mort de Junot: un cas clinique analysé par un docteur en médecine  (Lu 8810 fois)

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bonjour Messieurs.

La mort de Junot : un article du professeur Jacques Poulet, pour la Revue de l’Institut Napoléonien.

On sait que Junot est mort fou « mutilé de ses propres mains », selon Napoléon, en juillet 1813 à Montbard, chez son père où il avait été ramené d’urgence de son gouvernorat des Provinces illyriennes. Son aliénation fut d’abord rapportée par son épouse la duchesse d’Abrantès aux nombreuses blessures qu’il avait reçues à la tête. Il avait en effet été blessé vingt-sept fois, la plupart du temps à la face et au crâne, et l’une de ces blessures laissait voir les battements du cerveau. D’autres contemporains ont incriminé les excès de toutes sortes, les fatigues, les privations, les épreuves de la retraite de Russie, la chaleur d’Illyrie. Nous savons aujourd’hui (1972, ndlr) qu’aucune de ces causes invoquées ne peut être à l’origine d’une aliénation quelconque et que celle-ci relève d’états psycho-pathologiques particuliers.
Il semble bien que les troubles psychiques de Junot puissent être étudiés sous deux aspects différents : d’une part, le comportement qu’il eut toute sa vie, ou au moins, jusqu’à la campagne de Russie, d’autre part son aliénation terminale qui semble s’être annoncée vers 1812 pour se terminer par le drame de Montbard.
Pour comprendre la constitution psycho-pathologique de Junot, il importe de rappeler quelques traits de sa personnalité. Toute sa vie, Junot fut un exalté. Cette exaltation caractérise ce que les médecins appellent l’état hypomaniaque. Pour les psychiatres, la manie est une entité clinique spéciale et autonome, un syndrome général d’excitation psychomotrice de nature souvent essentielle et constitutionnelle.
L’état hypomaniaque est caractérisé par une humeur fondamentale enjouée, euphorique, avenante, joviale et une surabondance des idées et de l’activité. L’exubérance de la pensée et du langage s’exprime par une grande aisance dans les propos avec une loquacité qui reste cohérente, des associations d’idées riches et une mémoire qui demeure excellente. Le sujet passe pour vif, spirituel, intelligent, brillant. Les sentiments d’euphorie et de bien-être conduisent à des idées de satisfaction, d’ambition, de grandeur, de richesse. L’attitude est amicale, souvent trop familière, mais l’hypomaniaque est capable de devenir rapidement irritable, autoritaire, sarcastique, voire agressif. La tenue est souvent excentrique, agrémentée  d’ornements plus ou moins fantaisistes. Le contrôle moral étant plus ou moins altérés, les excès sexuels sont habituels.
La plupart de ces caractéristiques de l’état hypomaniaque se retrouvent dans la personnalité de Junot. L’hyperactivité  se manifeste déjà dans son courage extraordinaire qui surpassait celui des plus braves : Ney, Murat, Lecourbe.
Ce n’était cependant pas un soudard, comme certains l’ont présenté. Tous les mémorialistes s’accordent à le décrire comme ayant fait les meilleures études. Thiébault précise qu’il avait beaucoup d’esprit et que, lorsqu’il s’astreignait à raisonner, c’était un homme de sens. Il savait se tenir à merveille dans un salon, et faisait valoir avec quelque affectation ses avantages naturels très brillants.
Junot adorait la noblesse, les titres, les honneurs, les uniformes fastueux et cette vanité d’hypomaniaque l’avait fait surnommer par l’Empereur « Monsieur le Marquis ». Il avait en effet un goût effréné de la représentation des Horaces, à laquelle assistait le Premier Consul : ne pouvant surmonter son émotion, il fondit en larmes. Lors de la tentative d’attentat de Cerrachi et Arena, il pleura d’émotion comme un enfant.
En revanche, il était nerveux, irritable à l’extrême, violent, emporté et querelleur. Ses colères contre les Anglais pendant sa captivité sont restées fidèles. Un de ses premiers scandales concerne une altercation survenue dans un café des Champs-Elysées au cours de laquelle il se mesura avec les garçons à coups de queue de billard, et se fit rosser par eux. On sait qu’il poursuivait le sabre à la main, à travers les couloirs de son hôtel, avec des cris féroces, les créanciers qui osaient arriver jusqu’à lui. Il n’avait aucune délicatesse à l’égard des femmes, pas même de la sienne qu’il frappait volontiers.
En 1810, au bal de Marescalchi, ministre des Affaires Etrangères pour l’Italie, apprenant que la duchesse avait eu des bontés pour Metternich, il entra dans une rage folle, la jeta en voiture où il cassa toutes les vitres, cria, vociféra, puis la frappa à coups de ciseaux. Junot était maladroit dans son comportement : sans être fier, il était vaniteux ; quoique bon, il était offensant ; sa crânerie était gâchée d’arrogance ; irascible mais superbe, il ne ménageait ni le rang, ni le pouvoir, car, s’il était soumis à Napoléon avec fanatisme, il ne reconnaissait aucune autre dépendance. En réalité, si sa conduite fut tout au long marquée d’extravagances, il semble bien que celles-ci excédèrent les limites de la normale dès 1807 au Portugal.
Son chef d’état-major, le général Thiébault, remarque chez lui un changement de caractère, d’habitudes, de genre de vie, une modification des goûts et des tendances. Un beau jour, à Lisbonne, il l’emmena à l’improviste sur une frégate portugaise, fit déployer les voiles, prit-lui-même le commandement du navire. Il ordonna alors, sans aucune raison apparente, le feu de tribord et de babord, et cingla sans but au milieu du vacarme et de la fumée. Après quelques instants de ces évolutions d’enragé, il se fit ramener à terre et conduire à l’Opéra se pavaner devant un parterre d’élégantes.
L’amiral russe Séniavine qui connaissait bien Junot l’invita à dîner sur un des vaisseaux pour porter la santé des deux empereurs. Il fit faire feu à sept cents canons de gros calibre de ses neuf vaisseaux de ligne. Le bruit était insupportable, les coques des bateaux craquaient, les tableaux se décrochaient des cloisons. Junot fut enchanté de cette fête qui ne lui d’ailleurs été donnée que parce tel était son goût.
A son arrivée en Russie, une première fois, il égara ses troupes et leur fit faire un faux mouvement. Lors de la bataille de Smolensk, le combat de Valoutina ne fut pas décisif à cause des retards et de l’irrésolution de Junot. Il devait couper l’arrière de l’armée russe engagée dans un défilé. Il tergiversa et, bien qu’averti par Ney, puis par le comte de Chabot, envoyé par l’Empereur, il ne bougea pas. Transporté de colère, Napoléon s’écria que l’inaction de Junot lui avait fait perdre la campagne.
« A son retour de Russie, écrit la duchesse d’Abrantès, je le retrouvai non seulement changé, mais changé d’une manière  alarmante. Il portait en lui une destruction morale… Il avait d’étranges moments d’inquiète souffrance, il pleurait, lui, si fort, si maître de soi, il pleurait comme un enfant. »
C’est peu de temps après l’arrivée à Trieste, que l’aliénation mentale devint manifeste. Son secrétaire et ses gens le trouvaient de plus en plus impatient, irritable, brutal. Dès son arrivée, il intervint dans le conflit qui opposait un riche avocat vénitien à son épouse. Il fit incarcérer le mari, se rendit à la prison, le frappa à coups de bâton et ordonna qu’on le mit au cachot, les fers aux pieds et aux mains. L’événement fit la plus fâcheuse impression. Napoléon, informé, ordonna à Clarke (ministre de la Guerre, ndlr) d’enquêter sur l’état d’avilissement du duc d’Abrantès.
Bientôt une passion romanesque s’empare de Junot pour une jeune Grecque, belle-sœur d’un de ses domestiques. Devant son refus, il détruisit une partie du mobilier du palais, y mit le feu, et parcourut les rues de la ville en criant qu’on avait voulut l’assassiner.
A Gorice (où mourut le roi Charles X, en 1836, ndlr), il décide d’élire domicile à « La Glacière », lieu de plaisir populaire, s’entiche d’un simple d’esprit qui le distrait et lui passe, lui-même, son grand cordon de la Légion d’honneur. Bientôt la démence se manifesta de façon encore plus flagrante. Donnant à Raguse un bal de 400 personnes, il fit attendre ses invités pendant plus d’une heure, et apparut enfin à eux entièrement nu, à l’exception de quelques ornements : ceinturon, épée, décorations, gants blancs, escarpins, chapeau à plumet sous le bras. On conçoit la stupéfaction de l’assemblée, les cris, la fuite des invitées qui désertèrent les salons en un instant.
Le  26 juin 1813, le duc d’Abrantès fut examiné par Gobi, premier médecin civil de Trieste et Vial, chirurgien en chef de l’armée d’Illyrie. Il constate que quelque temps après l’arrivée du duc à Triste, « son Excellence éprouve un violent paroxysme accompagné de symptômes les plus alarmants, tels que face rouge et animée, impossibilité de parler, immobilité de la jambe et du bras droit, torsion momentanée de la bouche. » Il s’agissait donc d’une hémiplégie droite avec aphasie.
Toutes les circonstances du rapatriement de Junot, ordonné par Napoléon, sont parfaitement connues par le rapport précis et détaillé, établi par le lieutenant de gendarmerie Poire qui fut chargé de ramener le duc d’Abrantès en Bourgogne.
Le contact avec sa famille fut dramatique. A son arrivée, il saute au cou de son père, l’embrasse, se jette à ses pieds en lui demandant pardon. Il se relève, égaré, casse une glace et différents objets, jette son habit au feu et devant ces désordres, son père se voit contraint à prendre la fuite. Junot finit par un éclat de rire, se met à déclamer dans le salon, à chanter et à commander les manœuvres.
Quelques heures plus tard, il rosse deux gendarmes et la maire de Bussy. Enfin, Junot se prend pour un oiseau, se jette par une fenêtre et au cours de sa chute se casse la jambe gauche et se transperce la main droite sur la pointe d’une grille. Après sa chute, il saisit une pierre de sa main gauche et se frappe la tête en criant : « J’ai la jambe cassée, la main percée, la tête blessée et je ne saigne pas, c’est Dieu qui me protège ». Quelques heures plus tard, il s’enferme à clef dans la cuisine, et avec un couteau de table, entreprend de se couper sa jambe fracturée.
Junot mourut le 29 juillet 1813, vraisemblablement d’une septicémie ou d’un tétanos.
Devant une mort aussi dramatique, se pose la question de savoir quel est le trouble psychique qui fut à son origine.
On a vu que Junot était un hypomaniaque. La manie peut certes se grever d’accès de manie aiguë parfois d’ailleurs aggravées d’hallucinations et dans lesquelles l’agitation devient forcenée. En réalité, il semble bien que sa mort soit due non pas à un accès de manière aiguë, mais aux différentes manifestations majeures d’une syphilis nerveuse. Certes n’a-t-on pas la certitude qu’il n’ait jamais contracté la syphilis, mais la maladie était alors beaucoup plus répandue qu’aujourd’hui et la vie de débauche du duc d’Abrantès rend cette hypothèse des plus vraisemblables.
De toute façon, l’une des manifestations majeures de syphilis nerveuse est la paralysie générale progressive (P.G.). Elle comporte à côté d’un syndrome neurologique, un syndrome psychique qui comprend d’un part un déficit psychique, d’autre part une tendance délirante.
Le déficit psychique est caractérisé par une modification du comportement familial, social et professionnel. Chez Junot, on en voit la première manifestation en Russie, dans son inertie à Valoutina. Napoléon ne s’y est pas trompé. Il déclara à Las Cases, à Sainte-Hélène : « A Valoutina, Junot était déjà fou ».
Le second élément du syndrome psychique de la P.G. est fait de délires. Il peut s’agir parfois de délires mélancoliques à tendance hypocondriaque, plus souvent d’un délire mégalomaniaque très particulier, caractérisé par l’euphorie et l’excitation psychique, associées à des idées absurdes de richesse et de grandeur.
Le duc d’Abrantès en porte le témoignage dans l’ « immense projet » qu’il écrit au prince Eugène. « Ce n’est pas la guerre dont il faut parler, je ne pense qu’à la paix et j’ai un projet immense, qui, je suis sûr, réussira avec les souverains du monde et dont le grand Napoléon sera le chef. Je vous fais, de mon autorité privée, roi depuis l'Adige jusqu'à Cattaro. Je vous donne tout ce que les Turcs possèdent en Bosnie, en…, en …, jusqu’au Bosphore de Thrace. Je vous donne une île dans l'Adriatique, une dans la mer Noire, une dans la mer Rouge, une dans la Méditerranée, une dans l'Océan, une dans l'Inde. Seize portions des mines d’or, d’argent et de diamant sont distribuées de la manière suivante : à SM le grand Napoléon : quatre. A son altesse impériale le vice-roi (Eugène, ndlr), que je fais empereur, ou comme Napoléon voudra : deux. Au prince de Neuchâtel (Berthier, ndlr) que je fais empereur d’Autriche, une et demie ; aux rois de la Confédération, à l’Empereur d’Autriche, que l’Empereur fera comme il voudra empereur d’Espagne ou roi, au roi de Naples (Murat, ndlr), au roi de Hollande (Louis, nldr), au roi de Westphalie (Jérôme), au roi et à tous les rois que l’Empereur fera encore : quatre. Aux Anglais : une demie ; et à moi : une demie pour gouverner le Brésil., le Portugal, la moitié de l’Amérique septentrionale, dont les Anglais auront l’autre moitié, les îles de la mer du Sud, les grandes Indes et la Chine, si l’Empereur le veut. Nous nous emparerons de tout et nous nous ferons couronner au milieu de dix millions de soldats, tous amis, au milieu de Pékin, et dans dix ans tout sera exécuté. Je vous dirai tous les détails de vive voix ».
Les termes de cette lettre sont caractéristiques d’une P.G. au point d’en être caricaturaux. Elle témoigne en effet d’un délire mégalomaniaque typique. Junot s’y montre le maître de l’univers entier ; il dispose de tous les biens du monde et les répartit selon sa fantaisie, une inflation vaniteuse et tristement comique.
Ainsi, à partir de différents contemporains, du docteur Gobi, du lieutenant Poire et par la lettre à Eugène de Beauharnais, la syphilis nerveuse terminale du duc d’Abrantès peut être affirmée de façon formelle. La P.G. est prouvée par l’association de la dégradation intellectuelle, du délire mégalomaniaque, de l’euphorie expansive, de l’exhibitionnisme, du tremblement de l’écriture des derniers mois.
D’autres éléments viennent confirmer cette syphilis nerveuse telles l’hémiplégie transitoire du 23 juin et l’anesthésie profonde dont se sont accompagnées les blessures de la défenestration et la tentative d’automutilation, anesthésie profonde témoignant vraisemblablement d’un tabès, autre manifestation d’une syphilis au stade tertiaire.
Cependant, avant ces troubles psychiques paroxystiques terminaux, Junot s’est, toute sa vie, comporté en hypomaniaque, ce qui d’ailleurs ne fut peut-être pas étranger au succès de sa carrière, ni même à la popularité de Junot-la-Tempête.

Salutations Grognards.

Hors ligne GénéraL GuiLLauMe

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Merci During pour ce très bon complément d'informations sur "la maladie" de Junot.

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Bonjour Général Guillaume.

Merci During pour ce très bon complément d'informations sur "la maladie" de Junot.

je fus aussi très intéressé et séduit pas cette analyse , le pauvre Junot dans son délire était toujours dans la conquête,mais quelle triste sort  :evil:

Salutations Grognard.

Hors ligne Belliard

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Merci pour cet article fort intéressant Mon général. ;)
La  la syphilis  donc, comme pour A.Hitler fou à lier. A notez que pour les anglais pas besoin de syphilis pour les détester... :)