Bravo Général, vous êtes vraiment incollable!
Voici l'anecdote racontée par L.-J. GABRIEL DE CHENIER dans HISTOIRE DE LA VIE MILITAIRE, POLITIQUE ET ADMINISTRATIVE DU MARECHAL DAVOUT, DUC D'AUERSTADT, PRINCE D'ECKMUHL
PARIS, COSSE, MARCHAL et Cie, Imprimeurs-Éditeurs, LIBRAIRES DE LA COUR DE CASSATION, 1866
La source originelle n'est pas citée...
L'inimitie du marechal Bernadotte, prince de Ponte-Corvo, pour le marechal Davout, datait de loin, et tenait a une futile particularite de societe. Au commencement du Consulat, le general Davout donnait un grand diner auquel le general Bernadotte et sa femme etaient invites. Mme Bernadotte arriva, comme tout le monde, a l'heure indiquee; mais le general avait l'habitude de ne se rendre aux invitations qu'un quart d'heure ou vingt minutes apres que tous les convives etaient reunis. On attendit donc longtemps, puis voyant que son mari seul manquait, M""Bernadotte pria Mme Davout de faire servir le diner. 11 etait fort en usage sous le Directoire et au commencement du Consulat, d'appeler a ces diners certains personnages, plus ou moins artistes, aux manieres elegantes, spirituels, gais, adroits mystificateurs, et dont le role, dans les reunions, etait d'amuser la societe. Tout le monde avait pris place autour de la table, et comme on avait pense que le general Bernadotte ne viendrait pas, il ne restait plus qu'un couvert libre aupres du plaisant charge d'egayer le banquet, car ceux qui etaient au courant de ces sortes de personnages, ne se souciaient point de leur voisinage. Le general parut enfin. Davout lui dit en riant : quelle heure est il donc, general ? " Bernadotte s'excusa en alleguant divers pretextes, et s'assit promptement a la place restee vide. La conversation s'engagea aussitot avec le personnage qui, jouant le grand seigneur de l'ancien regime, commenca par dire qu'il louait grandement le premier consul d'attirer aupres de lui les familles nobles du dernier gouvernement royal ; que c'etait le moyen de donner du relief a l'autorite consulaire et d'honorer les victoires du vainqueur de l'Italie. L'adroit conteur, qui avait entendu parler de l'ambition de Bernadotte et qui pressentait ses instincts pour le pouvoir, lui faisait entrevoir un avenir brillant que pourrait assurer l'appui de cette aristocratie reparaissant plus puissante apres les orages de la revolution. Bernadotte, fascine par le langage de ce beau parleur, paraissait convaincu qu'il avait affaire a quelque duc ou marquis revenu de l'emigration, dont le credit allait devenir considerable pres du gouvernement nouveau. Les deux interlocuteurs se prenaient les mains et se donnaient des marques d'une estime reciproque. Davout, qui s'etait apercu que le general allait devenir dupe de la comedie, embarrasse, pour Bernadotte, de la satisfaction avec laquelle il se laissait encenser par le mystificateur, prevint Mme Bernadotte qui etait a sa droite. Celle-ci, au lieu de s'interposer pour faire cesser une plaisanterie dangereuse, fut ravie de la lecon donnee a son mari, et supplia tout bas le marechal de la laisser donner complete.-Gardez-vous bien de le faire avertir ; c'est un grand ambitieux qui nous a fait attendre, suivant sa coutume, laissez-le aller, s'il est dupe, cela nous amusera. "Davout se rendit a ce malin desir, et Bernadotte ne fut point prevenu. Apres le diner, lorsque toute la compagnie etait depuis quelque temps au salon, Davout, s'adressant au personnage avec lequel le general Bernadotte avait si longtemps cause, l'invita a prendre son violon et a faire danser la bayadere Sacehi, jeune fille alors de seize ou dix-sept ans, qui venait d'arriver, et qui enchanta les spectateurs par la grace de ses poses, la souplesse de ses mouvements, l'adresse et le merveilleux de ses tours. Bernadotte reconnut alors sa credulite et fut froisse jusqu'au fond de l'ame de la mystification a laquelle il avait si naivement prete. Il en voulut a Davout, ne le revit plus, et ne lui pardonna jamais.