bonjour Messieurs.
"A Moscou ! — Va pour Moscou ! dit l’armée. Nous prenons Moscou. Voilà-t-il pas que les Russes brûlent leur ville ? C’a été un feu de paille de deux lieues, qui a flambé pendant deux jours. Les édifices tombaient comme des ardoises ! Il y avait des pluies de fer et de plomb fondus qui étaient naturellement horribles ; et l’on peut vous le dire, à vous, ce fut l’éclair de nos malheurs.
L’empereur dit : Assez comme ça, tous mes soldats y resteraient!
Nous nous amusons à nous rafraîchir un petit moment et à se refaire le cadavre parce qu’on était réellement fatigué beaucoup. Nous emportons une croix d’or qu’était sur le Kremlin, et chaque soldat avait une petite fortune. Mais, en revenant, l’hiver s’avance d’un mois, chose que les savants qui sont des bêtes n’ont pas expliquée suffisamment, et le froid nous pince.
Plus d’armée, entendez-vous ? plus de généraux, plus de sergents même. Pour lors, ce fut le règne de la misère et de la faim, règne où nous étions réellement tous égaux ! On ne pensait qu’à revoir la France, l’on ne se baissait pas pour ramasser son fusil ni son argent ; et chacun allait devant lui, arme à volonté, sans se soucier de la gloire. Enfin le temps était si mauvais que l’empereur n’a plus vu son étoile. Il y avait quelque chose entre le ciel et lui. Pauvre homme, qu’il était malade de voir ses aigles à contrefil de la victoire ! Et ça lui en a donné une sévère, allez !
Arrive la Bérézina. Ici, mes amis, l’on peut vous affirmer par ce qu’il y a de plus sacré ; sur l’honneur, que, depuis qu’il y a des hommes, jamais, au grand jamais, ne s’était vu pareille fricassée d’armée, de voitures, d’artillerie, dans de pareille neige, sous un ciel pareillement ingrat. Le canon des fusils brûlait la main, si vous y touchiez, tant il était froid.
C’est là que l’armée a été sauvée par les pontonniers, qui se sont trouvés solides au poste, et où s’est parfaitement comporté Gondrin, le seul vivant des gens assez entêtés pour se mettre à l’eau afin de bâtir les ponts sur lesquels l’armée a passé, et se sauver des Russes qui avaient encore du respect pour la grande armée, rapport aux victoires.
Et, dit-il en montrant Gondrin qui le regardait avec l’attention particulière aux sourds, Gondrin est un troupier fini, un troupier d’honneur même, qui mérite vos plus grands égards.
J’ai vu, reprit-il, l’empereur debout près du pont, immobile, n’ayant point froid. Etait-ce encore naturel ? Il regardait la perte de ses trésors, de ses amis, de ses vieux Egyptiens. Bah! tout y passait, les femmes, les fourgons, l’artillerie, tout était consommé, mangé, ruiné. Les plus courageux gardaient les aigles ; parce que les aigles, voyez-vous, c’était la France, c’était tout vous autres, c’était l’honneur du civil et du militaire qui devait rester pur et ne pas baisser la tête à cause du froid. On ne se réchauffait guère que près de l’empereur, puisque quand il était en danger, nous accourions, gelés, nous qui ne nous arrêtions pas pour tendre la main à des amis. On dit aussi qu’il pleurait la nuit sur sa pauvre famille de soldats. Il n’y avait que lui et des Français pour se tirer de là ; et l’on s’en est tiré, mais avec des pertes et de grandes pertes que je dis!"
Goguelat, le Médecin de campagne.
salutations Grognards.